La dynastie Powell

« La sensation d'échec : rien de pire au monde. Alors quand votre femme vous a glissé entre les doigts, l'autre main se resserre sur ce qui reste de votre vie – parfois sans se rendre compte que c'est à un cou qu'on s'accroche, jusqu'à l'étrangler de désespoir. Charles fut un homme passionné ; mais cette passion devenue rage en a fait un tyran trop sensible. L'autorité s'effiloche sous d'impensables larmes d'homme, que pour mieux cacher il enterre avec des crises calmes et prononcées de sa voix de ténor : ordre et défense, défense et ordre. Lui qui n'a jamais voulu que la parfaite famille bourgeoise, la sortir en société, s'enorgueillir de sa réussite, a passé sa vie à se dévouer à ce projet ; mais à force de travail pour la nourrir et de froideur pour la dresser, qu'en a-t-il tiré, que lui en reste-t-il ? Et il lui semble qu'il est trop tard aujourd'hui pour tenter cette carte jusqu'alors ignorée qu'est celle de la tendresse ...»

« Des yeux lourds aux paupières enserrant comme des murs deux pupilles rendues floues de lassitude : et pourtant seize ans d'existence à peine ! Mais seize ans de vide, ça vous endort un monde. Emily étouffe dans cette bourgeoisie bien-pensante qui trace sa vie trop à l'avance. Trop jeune encore pour la sortir prétend son père – c'est que la mère étant perdue, il faut d'autant plus surveiller la fille. Ceux de son âge, on les lui cache : Dieu sait dans quelles bêtises ils pourraient l'entraîner ! L'autre sexe, n'en parlons pas ; et les adultes risqueraient de souiller d'un mot sa virginale innocence. Mais si de cette innocence elle ne voulait plus ? Et si seul cet extérieur tabou, même aussi sombre qu'on le murmure, pouvait redonner de l'éclat à son regard trop vite éteint ? »

« C'est un ange soupirent les voix sur son passage. Et il est vrai que ses grands yeux, d'une clarté surnaturelle, semblent contenir tout l'infini et la pureté des cieux. Ses manières aussi de bon petit garçon, ses sourires, ses joies simples. Jonathan, c'est le fils parfait, le prince des beaux tableaux de familles royales ... Mais si l'on ne trouve en effet cette perfection que sur des tableaux, c'est qu'il doit y avoir une raison. Car malgré sa candeur à faire fondre les plus endurcis, quelque chose s'éveille lentement dans le petit Jonathan – des pulsions, des envies inavouables. On les cache bien, on les ignore la plupart la plupart du temps ; mais jusqu'à quand pourra-t-on écarter d'un haussement d'épaule et d'un sourire attendri les mots trop vrais, trop crus que ses lèvres de chérubins susurrent, les bleus aux bras des camarades, les sorts suspects des petits animaux du quartier ... ? »